Jungle Juice est la revue des éditions Supernova, fondées en 2014 par Stéphanie Boubli et le duo d’artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot pour créer des passerelles entre le monde de l’expérimentation sonore, de la poésie et de la scène électronique. Deux fois par an, Jungle Juice rassemble, sous une esthétique fanzine revendiquée, des auteurs, photographes, illustrateurs, artistes et journalistes du monde entier, mélangeant poésie, photographies, histoires courtes, dessins, articles, interviews et toutes sortes de matières singulières
Jean sans la Lune
Un jour on percera la Lune et on boira son petit lait. Elle ne fera plus rêver personne, on ne se tordra plus le cou pour l’admirer, on cessera d’être influencé, d’obéir à ses variations. Et les salades ? Et les cheveux ? Il faudra consoler Jean, le petit Jean de la Lune, après coup il ira mieux, sa tête dégonflera, il deviendra normal et commencera son chemin vers l’autonomie, bientôt un appartement et peut-être un jour quelqu’un pour l’aimer, Jean sans la Lune, Jean nouveau né, il va faire des ravages.
D’autres mots
Y‑a-t-il d’autres mots que les mots de la langue ? Y‑a-t-il des mots ailleurs ? Dans les joues des poissons ? Sous la queue des vaches ? Des mots dans le claquement des sabots qui s’élancent au galop ? Des mots qui trainent dans le creux des talus après les accidents ? Y a‑t-il des mots ailleurs que dans la langue ? Y a‑t-il des mots dans les rides sur nos fronts ? Des mots dans le poids que prend le corps au fil des ans ? Des mots dans la chair et ses tunnels de masse molle ? Des mots dans les organes ? Des mots dans l’œil ? Combien ? Combien de mots dans une tête que rêver n’aère plus ? Y a‑t-il des mots quand l’amour est fini et le corps encore chaud ?
N+ (voir la performance associée)
N+1…
Bravo !
Le costume te va bien.
N+2, N+3 : continuez et dans quelques temps, qui sait, vous associer ?
N+4, 5, 6, 7 tu grimpes, tu grimpes, tu veux plus, tu travailles, vitamine C, café, succès, excellents résultats, tu iras loin, tu le sens, tu le sais, ambitieux, tu fonces.
N+8 : tu diriges, légèreté du concret, il y a quelqu’un pour gérer les compte-rendus, les rendez-vous. Tu mérites les nouveaux attributs qui assurent ta mobilité : Apple, BMW.
N+9, 10, 11, tu parles anglais, tout parle anglais, le monde d’avant devenu étranger, c’est nouveau, si vivant, ça va vite, tu avances, ton travail est technique, transferts, transactions, calculs que la vitesse d’intégration dans un système qui ne peut s’arrêter t’empêche de finaliser, vérifier. Ce qui se passe ensuite ? Tu n’es pas concerné. Tu travailles sans question sur comment, quoi, qui.
N+12 : à la maison : Sophie, les enfants, ça s’inquiète et questionne, où es-tu ? On ne te voit plus. Est qu’il y a quelqu’un d’autre ? Quelqu’un d’autre ?! Je travaille ! Je travaille pour payer la piscine, les vacances, faire grandir les enfants en ligne droite, laissez moi travailler, travailler, 13, 14, 15 désormais tenu au secret, déjeuners, réunions, secrets, contrats confidentiels.
N+16 : donner, sacrifier, mettre l’argent de coté et dans quelques années tout lâcher, récupérer les enfants et Sophie, je veux, je peux, je maitrise, mes courbes atteignent des sommets, je suis bon pour mon entreprise.
N17 : opérations haute voltige sur des marchés hors la loi humainement dégueulasses. Calculer, me taire. Traiter, deviser, me taire, c’est le monde tel qu’il est, cruel, mauvais, c’est dur mais relativisez, vous êtes du bon côté, prenez du recul, invitation, ce week-end venez, nous en profiterons pour envisager vos futures avancées, encore quelques efforts +18, +19, et à 20 : on vous associe. Je vous présenterai Noémie. Mais si vous préférez venez avec Sophie, les enfants // Sophie ? Il n’y a plus de Sophie, plus ou moins séparé, je crois que j’ai oublié de signer les papiers. D’accord pour Noémie.
N19 : « Je » parmi les rois, loisirs grandioses, glisse, plane au delà des frontières, sentez, goutez, profitez, c’est pour vous, c’est à vous : le ciel, la terre.
N+20 : associé tu sais tout, tu sais ce que le fric que tu brasses par milliards finance. C’est insurmontable. Tu dois dire. Rendre public. Tu dois, tu vas // c’est normal vos petits états d’âme on a tous connu ça : ce soir grand restaurant, Noémie et Laura, venez !
N+21 : membre de tous les comités. Tes équations brillantes génèrent des possibilités de spéculations merveilleuses. Tu as tout, si tu manques, demande, achète ce qu’on ne peut pas te donner. Tu n’envisages plus de dire, à personne, tu n’es pas un héros, il n’y a pas de héros, le monde est tel qu’il est, tu t’adaptes, les filles sont gentilles et s’enchantent de tes petits cadeaux, c’est facile d’être un salaud, c’est moins compliqué que de dire, seul, lanceur d’alerte… Aujourd’hui on t’aurait protégé… Tu vis en démocratie… Tu vis dans un pays qui protège ceux qui se risquent pour la liberté, la dignité, l’intégrité de l’humain. Oui mais toi ? Un salaud qui dénoncent les salauds ? ça ne tient pas. C’est trop tard. C’est trop tard ? Et si tu dis ? Si tu dis tu retrouves Sophie, tes enfants, tes amis, ta vie ? Si tu dis // nous sommes vraiment désolé mais dans le monde d’aujourd’hui rien ne dure, dégagez.